- husky a écrit:
- ah !!! interessant , j'ignorait totalement cette pratique...
Une belle facon d'honorer leur mémoire.
Bonjour !
Je pourrais me contenter de dire que c’est une habitude et ce serait exact. Mais c’est un peu court et je vais essayer de jeter, de la façon la plus simple, claire et cohérente possible, quelques lueurs sur la question, en n’étant pas persuadée que cela t’intéresse, ni les autres membres du forum, parce que cela se place sensiblement en dehors du domaine de celui-ci.
Ayant dit cela, je me lance :
On touche, par cette pratique, à quelque chose de lié à de vieilles et profondes traditions et perceptions juives.
Dans la tradition hébraïque (sémitique en général), le nom d’une chose exprime aussi sa nature. Ce qui a au moins deux conséquences :
1. Le nom n’est pas seulement le nom, c’est-à-dire un ensemble de sons qui désigne simplement un objet, mais révèle au moins partiellement la nature de cet objet, au-delà de sa simple apparence phonétique. C’est ce qui fonde, par exemple, la bien connue
gematria (numérologie appliquée aux caractères hébraïques).
2. Cela a pour conséquence corrélative que connaître le nom d’une chose et pouvoir donc la désigner exactement, c’est avoir, d’une certaine manière, prise sur elle. Ainsi, tout au début de la Bible, dans la Genèse (en hébreu : « Bereshit » = « Au début »), le Créateur fait nommer par l’Homme (en hébreu « Adam ») les différents animaux pour qu’il concrétise ainsi le pouvoir qui vient de lui être donné sur eux.
C’est sur la base de ce principe d’équivalence (au moins partielle) entre capacité de désignation d’un objet et maîtrise de celui-ci que se fonde la non prononciation du nom du Créateur, puisque le nommer exactement serait avoir un pouvoir sur lui, ce qui est impensable, car mettant en cause l’omnipotence divine.
Ainsi le nom du Créateur ne peut pas être prononcé.
C’est aussi qu’il est imprononçable :
YHWH, sans voyelles… Bien sûr, il y a des substituts.
Mais, selon un principe courant, l’interdit s’est aussi étendu à ces substituts anciennement établis. Certes, dans la prière qui est relation directe entre le Créateur et sa créature, il est possible de donner un substitut, mais lorsqu’il est question de lui avec quelqu’un d’autre ou dans un texte l’interdit s’applique, au moins pour les croyants ou, du moins, les plus fervents d’entre eux. On le désignera donc par
A., initiale du nom couramment employé dans lesdites prières, ou sous des formes comme
D.ieu ou
G-d (en anglais) ou
G’tt (en allemand), la légère modification de l’écriture levant le tabou. Chez les juifs orthodoxes, on en est arrivé à désigner communément le Créateur d’une façon qui met en lumière l’impossibilité de le nommer : on dit « Le Nom » (en hébreu « Ha-Shem ») et l’on entendra donc des personnes très religieuses dire : Barukh Ha-Shem ou, en français, « Béni soit le Nom » (voire « Béni le Nom », calque syntaxique de l’hébreu, qui ignore le verbe « être ») pour dire « Beni soit le Seigneur ».
Descendons maintenant à un niveau humain. Reprenons les principes 1 et 2 vus ci–dessus :
1. Connaître le nom de quelqu’un, c’est plus que connaître une façon simple de le désigner, c’est connaître sa nature, son être ;
2 C’est aussi avoir prise sur lui.
Ces deux éléments peuvent être gênants car avoir une incidence négative si cette connaissance parvient à une personne hostile (à certaines époque et certains endroit potentiellement toute personne extérieure était hostile).
Ainsi est née, chez les Ashkénazes, une coutume « de protection » qui s’est répandue chez les Séfarades dans la diaspora : un Juif qui naît se voit donner deux noms personnels (prénoms), l’un étant hébraïque (on l’appelle shem ha-kodesh, « nom sacré ») et l’autre, le kinui, étant profane et choisi dans le corpus qu’offre la société ambiante. Par exemple, Paul Celan, le poète roumain de langue allemande avait pour kinui Paul et son shem ha-kodesh était Pessach (ainsi se note Pesa
h en allemand). En application du principe ci-dessus, le shem ha-kodesh sans être absolument secret n’est pas divulgué.
Voyons maintenant un petit exemple pour montrer et l’importance du nom et le peu d’importance du kinui :
Une règle est que l’on ne donne pas à un enfant le prénom d’un de ses ancêtres (parents, grands-parents, etc.) vivants, parce que, sinon, il « volerait la vie » de cet ancêtre. Cela montre le rapport étroit entre la personne et le nom.
Or, je porte le même kinui que ma mère : Snežana, prénom parfaitement profane et courant en serbe. La règle n’est donc pas respectée ? Mais si, elle l’est ! Parce que nous n’avons pas le mêmes shem ha-kodesh, or, c’est celui-là qui, dans cette perspective compte. Je ne lui ai donc pas « volé la vie ».
Si le nom et la personne sont la même chose, oublier son nom, c’est le faire disparaître, le remémorer, par exemple dans les listes, c’est conserver sa mémoire.
Cela apparaît clairement dans une vieille formule de malédiction : Yima
h Shemo VeZikhro (ימח שמו וזכרו). Tu peux reconnaître là le mot « shem » (c’est-à-dire « nom ») vu plus haut, ici avec le suffixe o de possessif de la troisième personne. « Shemo », c’est donc « son nom » et la formule signifie : « Que soient oubliés son nom et sa mémoire ». Il y a, comme toujours des gloses diverses : on peut comprendre « Que soient oubliés son nom et donc sa mémoire » ou encore distinguer entre le nom et la mémoire, le premier étant le support de la deuxième. Au total, on aboutit au même résultat : oublier le nom, c’est oublier la mémoire.
Cette formule, dont les initiales hébraïques donnent « Yeshu » (et oui !) était initialement très forte, mais s’est naturellement un peu usée. Toute une génération de Juifs, ceux qui survécurent au génocide, faisaient suivre le nom de Hitler de cette formule. Depuis, on l’a entendu employer, sans grande retenue, pour Arafat, pour Yisroel Dovid Weiss (rabbin membre des Neture Karta qui se rendit à la fameuse conférence de Téhéran), voire pour Olmert. Il est vrai que, par le passé, elle fut employée pour (ou plutôt contre) Moses Mendelsohn, mais dans un cadre finalement religieux et par des religieux fervents (et traditionalistes) et, aujourd’hui encore, certains haredim ou ultra-orthodoxes rendent les maskilim, c’est-à-dire les partisans de la haskala (les « Lumières » au sein du judaïsme), impulsée précisément par Moses Mendelsohn, responsables, au moins indirectement, du génocide (ainsi Yosef Bar Shalom, grand rabbin sépharade de Bat-Yam, coutumier, il est vrai, de déclarations tapageuses).
Dans l’autre sens, la préservation du nom et de la mémoire vont de pair : Yad Vashem (que l’on peut traduire « Une institution et un nom » : Yad va-Shem) est, tu le sais, l’organisme créé en principe pour la préservation du souvenir des victimes du génocide. Et il y a justement à Yad Vashem un « hall des noms », où sont enregistrés les noms des victimes. En fait, en hébreu, c’est Hekhal ha-shemot. Encore shem, cette fois-ci au pluriel. Mais « hekhal « n’est pas exactement le hall ou la salle : c’est, dans la synagogue, l’endroit le plus sacré où sont conservés les rouleaux de la Tora et que l’on désigne parfois en français par « le Saint ». Dans le temple de Jérusalem, c’est là que se trouvait l'arche d’alliance. Cela montre bien l’importance accordée à la conservation des noms des victimes.
Je ne m'étendrai pas plus sur un sujet riche de développements potentiels.
Snežana